Entretien avec Martine Geneix – Sortir de ma prison
Publié le 27 février 2024 à 14:32:34
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Je commencerais en 1992 même si je suis bien plus âgée que cela. J’étais mariée avec trois enfants de quatre ans, pas tout à fait trois ans et huit mois, et mon mari est décédé dans un accident de voiture alors qu’il accompagnait des jeunes d’Églises à un camp « Bible et ski ». À partir de là, tout a basculé puisque j’ai dû élever seule les trois enfants que nous avions. Je me suis alors beaucoup disputé avec Dieu qui m’avait pris le papa des trois enfants. Cette reconstruction de vie était basée sur la Parole, car nous étions tous les deux très engagés, et cela m’a appris à rendre grâce pour tout ce qu’on a et qu’on pourrait ne pas avoir ou qu’on pourrait perdre en un instant. Cet accident a aussi réorienté ma vie, notamment en ce qui concerne mes activités. Avant j’étais dans l’industrie, en tant que contrôleur budgétaire, mais j’ai réorienté ma vie pour être au plus proche de mes enfants. J’ai fini ma carrière en devenant institutrice aux orphelins d’Auteuil et là je me suis dit qu’un jour j’irai voir les parents incarcérés de ces enfants (tous les parents ne le sont pas forcément). C’est arrivé bien après.
Voilà simplement qui je suis, quelqu’un qui a dû gérer l’intendance quotidienne et l’éducation des enfants. Pour ça, il faut un moteur : une foi profonde et rendre grâce pour les bénédictions. Il ne faut jamais oublier de dire merci. Avec mes enfants on essayait de trouver tous les jours trois sujets pour lesquels rendre grâce.
2. En quoi consiste le ministère d’aumônerie carcérale ?
Je vais commencer par dire ce que ce ministère n’est pas. C’est tout d’abord ne pas juger. Les personnes incarcérées ont déjà été jugées et ce n’est pas à nous de le faire. Ce n’est ensuite pas donner un sens à leur peine, car c’est à eux de faire leur propre chemin. Ce n’est pas non plus ressasser le passé, même si certains aiment bien reraconter ce qu’ils ont fait pour être là. Ce n’est ni minimiser, ni édulcorer. Enfin c’est ne pas coller d’étiquette.
Ce ministère c’est aussi beaucoup : écouter, aimer, accompagner, aider à se reconstruire et à ouvrir l’avenir, restaurer la dignité et parfois simplement être présent. Finalement, c’est le passé contre l’avenir, et l’avenir c’est vraiment mon combat, car c’est ce qui donne un sens à la peine. Il faut aussi savoir, et c’est compréhensible, que certaines familles ont tourné le dos au détenu. Ce qui fait beaucoup d’abandons affectifs pouvant aller jusqu’au suicide.
J’aime beaucoup la phrase de Jocelyne dans la préface : « l’aumônier entre en prison pour rien » (p. 6).
3. Comment devient-on aumônier carcéral ?
On devient aumônier après avoir découvert ce milieu et avoir ressenti son appel à y servir. L’aumônerie est organisée de manière pyramidale, en région puis au national. L’aumônier régional est entouré d’une commission à laquelle on adresse une lettre de motivation avec un CV pour présenter son parcours. Quand on a l’accord de l’aumônier régional, il faut une convention tripartite entre l’Église locale, l’aumônerie et la Fédération protestante de France (FPF), car il faut avoir une couverture spirituelle et être assuré que votre Église prie pour vous et vous soutient dans votre ministère. Ensuite, le dossier part au national pour l’agrément du ministère de la Justice. C’est tout un parcours.
Maintenant, en tant qu’aumônier, il faut passer le diplôme universitaire d’aumônerie qui se déroule en un an à la faculté de théologie à Strasbourg. C’est pour tous les aumôniers à cause de la laïcité et pour garantir l’égalité entre tous.
4. Pourquoi avoir choisi de suivre l’alphabet pour développer votre propos avec à chaque fois un mot pour le dedans et un mot pour le dehors ? En quoi est-ce important de faire le parallèle entre les deux ?
Très tôt, le « dedans/dehors » m’est apparu pour ce livre, car on ne vaut pas mieux dehors que dedans. Parfois il y a des choses qui se passent, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver, une dispute, un excès de vitesse. Mais il y a aussi les compromis qu’on fait, par exemple si la caissière vous rend plus de monnaie que ce qu’elle aurait dû, est-ce que vous allez le lui dire et rendre le trop-perçu ? Et si le restaurateur oublie de compter un plat ? Pourtant ne pas le faire serait du vol. Il y a comme ça plein de petites tricheries dans nos vies.
Pour l’alphabet, je me suis dit qu’il fallait voir tous les aspects. C’est beaucoup de flashes, de focus, de tranches de vie selon les détenus, selon les jours. C’est comme des photos, un puzzle, une grande mosaïque. Alors je me suis dit qu’avec vingt-six lettres, on pourrait déjà couvrir pas mal de choses. Certaines lettres sont venues très rapidement comme merci (p. 63) ou porte (p. 77). L’idée était de donner une vision la plus complète de l’intérieur pour l’extérieur.
5. Quel est l’évènement qui vous a le plus marquée dans votre expérience d’aumônier ?
Je me souviens d’une fois, je quitte la maison centrale, dans la dernière cour, il y a un détenu qui vient me voir et qui me dit : « Tu étais là ? Mais je ne savais pas. » Donc je lui réponds : « Ne t’inquiète pas, je reviens demain ou après-demain, car je ne sais pas quand mon plombier doit venir. » Et lui de me répondre : « T’inquiète, je saurai : je vais prévenir mes guetteurs. » À ce moment-là, je suis surprise par le fait qu’il ait des « guetteurs », mais je continue en lui disant : « Je préviendrai le surveillant que tu veux me voir et il n’y a pas de souci. » Après, je me suis quand même dit : « Tiens, il a des guetteurs », il y a donc tout un monde qu’on n’imagine pas, et qu’on ne peut découvrir qu’à l’occasion d’une réflexion comme celle-là. C’est assez fascinant.
La deuxième chose qui m’a marquée et qui m’a conduite à écrire ce livre, ce sont les portes. Il y en a vraiment beaucoup. Entre le moment où on est dans la rue et le moment où on est devant la cellule il y a une vingtaine de portes à franchir. Avec beaucoup de contrôles et d’attentes. Ce sont des sas comme dans les banques, sauf qu’au lieu d’avoir deux portes, il y en a trois et la troisième ne s’ouvre que si les deux premières sont bien fermées. Je me suis dit que c’était aussi une réflexion pour nous : quelle est la porte de notre passé que nous n’avons pas bien fermée et qui nous empêche d’avancer.
Une dernière chose qui m’a toujours marquée et cela encore aujourd’hui, c’est leur reconnaissance. J’ai mis dans le livre des cartes de bon rétablissement que j’avais reçues à la suite d’une opération, ça aide aussi à guérir. Mais aussi de façon générale leur « merci » : « merci d’être là », « merci de penser à moi », « merci de venir ». Ce merci s’accompagne d’une ouverture au monde qui se voit particulièrement dans leur prière d’intercession.
6. Pourquoi est-il important de faire découvrir la réalité du milieu carcéral ?
Il y a beaucoup d’idées reçues parce que les gens ne connaissent pas. En tant qu’aumônier on a souvent deux types de réaction : « Ah bah ! ça, c’est bien fait pour eux ! » vient souvent de personnes qui ne connaissent pas et qui ne veulent pas forcément connaître, mais à qui j’aimerais faire découvrir la réalité de la prison.
Chacun a ses appétences dans la vie, certains travailleront avec des personnes en situation de handicap, d’autres avec les enfants, les personnes âgées, etc. Certains milieux sont plus difficiles que d’autres. Par contre savoir ce qu’il se passe à l’intérieur, c’est important. Quand on invite quelqu’un à venir au culte, il y a souvent beaucoup de questions et une prise de conscience à la fois importante et touchante. Beaucoup nous disent alors : « Je ne pourrais pas le faire. Revenir au culte oui, mais pas devenir aumônier » et ce n’est pas ce qu’on leur demande. L’idée est de rencontrer, de partager et de prier.
7. Comment aider/soutenir les personnes incarcérées ?
Je dirais qu’il y a trois choses. La première, pour les personnes qui veulent s’en soucier, je veux leur dire qu’il faut prier et prier sans cesse.
Une autre chose est de préparer l’avenir, les détenus ont été jugés et condamnés pour un certain temps. Si c’est pour une durée limitée, aussi longue soit elle, c’est pour sortir un jour, et ça, c’est mon combat : préparer leur sortie. Certains m’ont dit : « Je sors dans deux ans, je ne sais pas comment je vais faire pour mes courses. Ici on a tout. » Je les invite alors à intégrer ces questions-là dans leur réflexion. Il y en a aussi qui travaillent en prison (boulanger, par exemple, ou employé par une entreprise) ce qui leur permet d’avoir déjà un pied dehors en vue de leur sortie et un peu d’argent de côté. Pour moi, le plus important c’est de les rétablir dans leur dignité et de ne pas les infantiliser. En prison, ils ne sont plus maîtres de rien : le médecin les convoque, l’avocat les convoque, le parloir les convoque. Et nous en tant qu’aumônier, on ne prévenait pas de notre venue pour pouvoir leur demander : « Est-ce que je te dérange ? » afin de leur redonner accès à leur emploi du temps.
Pour les personnes qui ne souhaitent pas se rendre en prison, il est possible d’écrire et d’avoir une correspondance avec un détenu, même en étant à l’autre bout de la France. Je me souviens d’un détenu qui était malheureux car il n’avait personne avec qui correspondre. Pour ça, c’est la Commission d’entraide auprès des détenus et de leur famille (CEDEF), c’est l’organe de communication pour les aumôniers et ce sont eux qui mettent en contact les personnes qui veulent écrire avec les détenus.
La dernière chose est de rendre visite, c’est-à-dire venir en prison pour un culte. On découvre des choses et ensuite on va plus loin si on le sent. J’ai été invité pendant trois ans au culte avant de devenir aumônier.
Ça, c’était pour la personne individuellement, mais dans les Églises on peut aussi faire des choses. On a des paroisses qui, pour Noël, font des bricolages avec les enfants pour les détenus qu’ils accompagnent de cartes de vœux, par exemple. On peut aussi leur offrir des petites choses (échantillons de produits d’hygiène, enveloppes timbrées, etc.) avec l’accord de l’aumônier.
8. Avez-vous deux ou trois livres que vous souhaiteriez partager à nos lecteurs ?
Mes choix sont assez éclectiques. Le premier qui me vient à l’esprit c’est Une vie de Simone Veil parce qu’elle s’est retrouvée en camp de concentration et dans une prison. Ce qu’elle dit résonne avec ce que j’ai vécu. Chez elle il y a toujours de l’humanité et l’amour pour l’autre. Le deuxième c’est Le Très-Bas de Christian Bobin qui donne une vision assez poétique et très vraie de qui est Dieu. C’est une pseudo-biographie de François d’Assise avec la présence de l’ange et de la transcendance. Ce livre ouvre l’esprit et apaise. Pour finir, le dernier est complètement différent, mais m’a fait beaucoup rire, car il faut rire dans la vie. C’est l’ouvrage de Roy Lewis Pourquoi j’ai mangé mon père. En fait c’est l’histoire de comment l’Homo sapiens a découvert le feu, la chasse, etc. avec un regard un petit peu déconnecté et amusant sur comment prendre les choses de la vie différemment. Pour un aumônier c’est bien de regarder les choses autrement.